[GAV2019] L'évolution du regard de la société française sur l'élevage et la viande bovine
Vos questions ? les réponses de Nathalie Damery.
Dans les 4 modèles de rapport à l'éthique, où placez-vous les consommateurs allergiques et intolérantes ? Dans les " opportunistes " ?
Dans notre typologie, les intolérants et les allergiques se retrouvent dans les 7% de la catégorie des opportunistes. Ce qui caractérise les opportunistes est leur posture sécuritaire par rapport à l’alimentation :
- La recherche scrupuleuse (voire obsessionnelle) et inquiète des preuves et des signes d’innocuité des aliments consommés (trop gras, trop sucrés, malsains, voire empoisonnés)
- L’exclusion d’une partie des aliments (gluten, lactose, sucre, sel, etc) jugés dangereux pour la santé
Et enfin, l’aspiration à un contrôle de son corps via son alimentation.
Vous avez évoqué de refondre "l’imaginaire de la viande". On voit en effet à mon avis beaucoup de marketing, d’images de vaches en pâture, où l’homme, son activité, sa gestion, ne sont pas présents, ou de manière indirecte. N'y-a-t-il pas un travail à réaliser dessus pour revaloriser les métiers d’élevage ?
La règlementation et la certification sont essentiels, mais elles n’auront de valeur que si les consommateurs attestent de la véracité des réalités auxquelles ils renvoient tant le doute et la défiance à l’égard de la filière est grand. L’élevage, le transport, l’abattage et la transformation sont perçus comme des systèmes opaques dissimulant leurs process au plus grand nombre, source d’inquiétudes et d’imaginaires négatifs en matière d’innocuité et de souffrance animale. Dès lors, la filière de la viande gagnerait à ouvrir la boite noire de l’élevage et de la production de viande afin d’apporter la preuve de la maîtrise pratique et éthique de leurs process à chaque étape et à la hauteur de tout leur écosystème de partenaires ou fournisseurs impliqués dans la production et l’élaboration du produit.
Il s’agirait à la fois de montrer concrètement aux consommateurs les mesures prenant en compte la santé du consommateur et le bien-être animal mais également d’expliquer les étapes méconnues qui conduisent de l’animal à l’assiette en coupant l’herbe sous le pied aux activistes animalistes et aux doutes sur l’innocuité des produits. Ce pari de la transparence des process apparaît la démarche la mieux à même de faire tomber l’ensemble des imaginaires négatifs qui pèsent sur l’agroalimentaire de manière générale.
Cette transparence gagnerait à être synonyme d’implication des consommateurs et défenseurs de la cause animale (et de leurs associations) dans une amélioration/humanisation des process plutôt que de surveillance qui, sous prétexte de transparence, consacre et institutionnalise la défiance et la suspicion. L’implication des consommateurs dans les process porteraient également sur la nature même du produit (composition, traçabilité des matières premières, apports nutritionnels) mais également sur les modalités de sa production, en donnant la possibilité aux consommateurs de tracer par eux-mêmes et très finement la viande qu’ils achètent.
Cette implication peut prendre différentes formes : porte-ouverte des exploitations, relais internet, ouverture des abattoirs avec des vidéos en ligne à l’image des abatteurs néerlandais Tönnies et Vion qui réalisent des vidéos sur le procédé d'abattage. Certains petits éleveurs développent pour leur part des abattoirs mobiles dotés d’une culture de la bientraitance animale et des ateliers de découpe de proximité en rupture avec la massification et incitant le consommateur à se diriger vers ces éleveurs pour acheter leur viande en circuit court plutôt qu'auprès des groupes industriels.
Pour en savoir +:
Synthèse de l'étude « désirs de viande » réalisée en 2018 par l’ObSoCo
Pouvez-vous revenir un peu plus longuement sur les imaginaires des viandes et fruits et légumes ? Comment s'expliquent les évolutions ? Y-a-t-il un changement sur les fruits et légumes ?
Un premier regard général met en lumière une dichotomie importante entre les mots appariés à la viande et ceux attribués aux fruits et légumes.
Le bœuf, le poulet et surtout le porc sont associés au mortifère (contaminé, maladie, mort) par environ un tiers de l’échantillon. Les représentations négatives de l’élevage industriel assimilé à la mise à mort en série, à l’instrumentalisation des bêtes, à la souffrance animale et aux mauvais modes d’alimentation expliquent que la viande soit reliée à l’idée de contamination/souillure et de mortel/mortifère. Ce sentiment est singulièrement développé chez les personnes très à gauche, proches des mouvements écologistes et adeptes des circuits alternatifs qui développent une critique de l’élevage intensif, du modèle agroalimentaire et de leur impact environnemental.
Inversement, les personnes les mieux disposées à l’égard du progrès (technique, scientifique, économique) et qui sont moins sensibles aux causes animales et environnementales développent un jugement nettement plus positif et sont proportionnellement plus nombreuses à associer la viande à la force, à l’authentique, au sain, au tonus et à l’équilibre.
Il faut néanmoins relativiser ce constat en fonction des différentes catégories de viande. Le bœuf bénéficie d’une image plus positive. Une majorité (58 %) s’accorde pour lui attribuer (avant les qualificatifs liés au mortifère) la force à laquelle on peut rajouter, dans des proportions moindres, le tonus. Les 18-24 ans sont proportionnellement plus nombreux à associer l’authentique et le pur au bœuf lorsque les plus âgés lui préfèrent le tonus. On peut émettre l’hypothèse selon laquelle les plus jeunes relient le bœuf à des souvenirs d’enfance et d’adolescence avec notamment l’image du steak haché et ont moins été marqués par les scandales alimentaires concernant la viande bovine (la crise de la vache folle datant des années 1990) lorsque les plus âgés associent cette viande à une source d’énergie et au muscle qui participe à la santé. Cette association de la viande rouge au muscle, à l’énergie et à la puissance s’accompagne d’une reconnaissance de son authenticité plus importante que pour le porc et le poulet. Le bœuf apparaît comme la viande noble par excellence que l’on rattache plus facilement à l’élevage traditionnel ancré dans des terroirs.
De leur côté, les fruits et légumes bénéficient d’une image nettement plus positive associée à l’authenticité, à la pureté, au sain, au soin et à l’équilibre. Les consommateurs rapprochent particulièrement la salade du « sain » et de l’équilibre, la pomme du « pur » et de l’authentique, et la carotte du « soin ». Sans doute parce qu’il est généralement non transformé, le végétal semble être sous-tendu par un imaginaire beaucoup moins marqué négativement par l’empreinte du modèle industriel et plus en accord avec le souci de soi dans son alimentation.
Néanmoins quelques singularités sont à rapporter qui relativisent cet imaginaire positif associé au végétal. La totalité des fruits et légumes relèvent en effet aussi pour environ un tiers des consommateurs du « standardisé ». C’est singulièrement le cas pour les tomates et les pommes. Les tomates sont également plus fréquemment associées à l’artificiel, ainsi que les fraises. L’empreinte du monde industriel paraît donc avoir aussi contaminé le végétal dont la culture intensive (sous serre / hors-sol) laisse planer le doute sur l’authenticité et la qualité. Les personnes proches des mouvements écologistes se révèlent plus nombreuses à qualifier de manière équivoque la pomme, la fraise et la salade à la fois d’authentique et de contaminé, cette dualité montrant les tensions à l’œuvre dans l’appréhension du végétal, à la fois symbole de la naturalité et réceptacle de toutes les pollutions.
Pour en savoir +
Les imaginaires associés aux aliments révélés par les associations mots-aliments (extrait de l’Observatoire de l’Ethique dans l’alimentaire, 2017(ObSoCo 2017). L’édition 2020 sera publiée en janvier 2020)