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L’élevage face à la prédation : 5 pistes de travaux en réflexion

Publié le par Maxime Marois (Institut de l'Elevage), Michel Meuret (INRAE)
Est-il raisonnable de traiter aujourd’hui en France de pastoralisme sans investir aussi la question de la prédation et ses impacts sur les élevages de plein-air ? Lors de l’atelier thématique Prédation de l’UMT Pasto et partenaires en février 2019, la réponse avait été unanimement non. Selon les régions, éleveuses et éleveurs sont confrontés à divers prédateurs : ours, loups, lynx, vautours… Mais en nombre de victimes d’élevage, les loups sont largement en tête depuis leur retour : en 28 ans, environ 140 000 animaux tués ou mortellement blessés, retrouvés et expertisés.

Les loups sont concentrés sur l’arc alpin, où ils vivent aujourd’hui en forte densité et le plus souvent en meute. Mais depuis une dizaine d’années, ils recolonisent peu à peu d’autres régions, jusqu’au nord et l’ouest du pays.
Toutes les filières d’élevage d’animaux en plein air sont concernées, y compris les bovins. Mais ce sont les ovins et caprins qui représentent encore aujourd’hui plus de 90% des 15 000 victimes annuelles, si l’on tient compte aussi des animaux non retrouvés suite aux attaques.
Les moyens classiques de protection des troupeaux, dont le bilan peut être à ce jour qualifié de très mitigé (1), gagnent à être quasi constamment réajustés face à un prédateur particulièrement intelligent, adaptable, opportuniste, et bénéficiant du statut légal d’espèce protégée. Pour autant, l’amplification et la généralisation de la protection (clôtures sécurisées, chiens de protection en nombre…) déplacent le problème vers celui de sa comptabilité avec les autres usages de l’espace (2).
La coexistence entre activités d’élevage et prédateurs, loups et ours en particulier, est un thème déjà ancien, à haut pouvoir de conflictualités et vives controverses. Il a été informé depuis 25 ans par l’INRAE, ayant créé en 2016 un réseau de chercheurs, Coadapht, associant Cnrs, Institut Agro Montpelier, CERPAM et INRAE. L’Idele s’est attaché depuis 2018 à monter et animer un réseau dédié aux chiens de protection, soutenu par le Ministère de l’Agriculture.

Nous avons été chargés d’animer le thème de la prédation dans le cadre de l’UMT Pasto, à partir des réflexions et retours d’expérience de la journée de 2019 mais aussi de nos connaissances des travaux réalisés ou en cours, en France et à l’international. Après plusieurs mois d’échanges en 2021 au sein de l’UMT, ainsi qu’avec plusieurs partenaires d’organismes d’appui à l’élevage pastoral, en particulier ceux ayant traité de prédation depuis de nombreuses années, ceci nous conduit à proposer cinq pistes de travaux qu’il nous semble pertinents de traiter. Non encore abordés comme tels ailleurs, ils constitueraient une originalité de l’UMT et seraient également susceptibles d’être tout ou en partie alimentés par des travaux déjà réalisés ou en cours à l’UMT. En décembre 2021, ces pistes ont été présentées et validées par le Comité Thématique de l’UMT. Certaines donneront lieu à une animation-débats en journée plénière avec nos partenaires (24 mai 2022).

A. MIEUX IDENTIFIER LA GAMME DES EFFETS INDIRECTS DE LA PREDATION SUR L’ETAT DES TROUPEAUX ET LA CONDUITE DES ELEVAGES

Le Plan National d’Action loup et activités d’élevage se limite actuellement à indemniser les éleveurs pour leurs « pertes indirectes consécutives aux attaques » (avortements, baisses de fertilité, chutes de productions…) sur une base forfaitaire. Afin de mieux objectiver les montants annuels de ces indemnisations, une étude d’ampleur nationale a été confiée en 2022 à l’Idele par le Ministère de la Transition Écologique (coord. Maxime Marois). Or, sur la base d’enquêtes déjà réalisées par l’INRAE, l’Idele, et les Services pastoraux des Alpes, il nous parait pertinent d’étudier non pas seulement les « pertes » indirectes, mais plus largement les « impacts » indirects, qui sont parfois de natures fort diverses. Certains apparaissent en effet bien avant la ou les attaques, du fait des réorganisations nécessaires pour la protection (enclos de nuit, chiens de protection…), et d’autres apparaissent parfois bien après, à la saison suivante, voire même au cours des années ultérieures : difficultés de conduite au pâturage d’animaux ayant été stressés, problèmes de mises-bas, effets d’un stress durable sur l’immunité sanitaire, etc.

B. COMPRENDRE AFIN DE MIEUX L’ACCOMPAGNER LE TRAVAIL EN GROUPE CHEZ LES CHIENS DE PROTECTION

Dans l’arc alpin, où abondent les loups en meute, les éleveurs peuvent à présent se faire aider financièrement pour l’acquisition d’un maximum de 10 chiens de protection. Il a été estimé que, dans d’autres régions, la conduite des troupeaux en lots dispersés dans le paysage conduisait parfois à des besoins similaires en effectifs de chiens par élevage (5). La littérature scientifique internationale souligne quant à elle la pertinence pour un éleveur de se constituer un groupe (ou meute, ou équipe) de chiens de protection, la notion de groupe s’appliquant déjà à un duo, ayant une cohésion sociale et une organisation d’entraide au travail à maintenir autant que possible stable (6). Le travail des chiens en groupe mériterait d’être investigué davantage, y compris par l’UMT, surtout lorsqu’il pose question avec des troupeaux conduits en plusieurs lots, mais aussi lors des regroupements en estives. Or, en Europe, la sélection des chiens se fait généralement à l’échelle des individus, hors conditions de travail de groupe. Notre objectif serait ici de réussir à concevoir des modes d’accompagnement des éleveurs, d’abord pour la programmation de leur(s) collectif(s) de chiens, y compris multi-races, à adapter à chaque contexte local, et ensuite pour les régulations à opérer au fil des besoins (mise au repos suite à excès de travail et de stress, critères de réforme, etc.)

C. QUELS USAGES DES NOUVELLES TECHNOLOGIES POUR L’AIDE A LA PROTECTION CONTRE LES PREDATEURS ?

Il y a actuellement foisonnement de « solutions technologiques », parfois assez farfelues, pour la protection des troupeaux. La liste va croissant, en raison du désarroi des éleveurs et des pouvoirs publics face au succès mitigé des mesures de protection classiques. Il y a au passage constitution d’un fructueux marché pour des entreprises d’électronique et d’informatique. L’UMT serait en mesure de procéder à un inventaire et analyse critique de ces divers outils et procédures, du moins ceux ayant fait l’objet de publicité, afin d’en distinguer deux catégories :

  1. Ceux visant à apporter une aide informative (alerte) aux éleveurs et bergers, leur permettant une meilleure anticipation du risque et une réaction d’auto-défense plus immédiate (ex. géolocalisation des chiens par GPS, pièges-photos/vidéo, etc.) ;
  2. Ceux visant à se substituer (outils autonomes) aux humains chargés de la protection, car partant du constat que ceux-ci n’ont pas, ou plus, ni le temps, ni les compétences et motivations nécessaires (ex. drones gérés par I.A., colliers répulsifs, etc.).

Le thème de l’élevage pastoral confronté aux prédateurs, animaux dont les comportements s’adaptent aux niveaux de contraintes et de risques connus, est propice à des analyses sur la nature des outils technologiques à mobiliser. Il s’agit de réussir à s’adapter aussi, cette fois en tant qu’humains responsables, à la dynamique d’interactions avec les prédateurs.

D. EFFETS DE LA PRESENCE DU LOUP SUR LE TRAVAIL ET LA SANTE DES ELEVEURS ET DES BERGERS : QUELLES SUITES AUX ENQUÊTES MSA/INRAE ?

Lors de l’atelier thématique Prédation de février 2019, ce thème était apparu parmi les prioritaires à aborder. Depuis lors, à la demande et sur financement de la MSA, des chercheurs d’INRAE-ACT Toulouse, Antoine Doré et Frédéric Nicolas, ont mené durant deux ans une enquête socio-anthropologique sur « les effets de la présence du loup sur le travail et la santé des éleveurs et des bergers » (7). Les réseaux pastoraux, et surtout ceux des Alpes, pour la plupart partenaires de l’UMT, s’y sont impliqués. Le rapport paraîtra très bientôt et, à première vue, les résultats y seront à la fois originaux, instructifs et intelligibles y compris pour des non-sociologues. Nous ne disposons pas à l’UMT de compétences en sociologie ou en anthropologie, mais nous nous proposons d’organiser courant 2022 une large restitution par visioconférence auprès de l’UMT Pasto et de ses partenaires, ce qui donnerait ensuite l’occasion de discuter en quelle mesure certains résultats peuvent favoriser des suites, cette fois à partir des compétences de l’UMT et en collaboration avec Antoine Doré qui nous a donné son accord de principe.

E. TRANSFORMATIONS DES SYSTEMES D'ELEVAGE EN CONTEXTE DE PRÉDATION SELON LES TERRITOIRES : COMMENT MIEUX SE PRÉPARER SUR LES FRONTS DE COLONISATION ?

Depuis une bonne dizaine d’années les loups recolonisent peu à peu des espaces hors des Alpes, jusqu’au nord et l’ouest du pays. A ce jour, des élevages de plus de 40 départements ont été concernés par leurs attaques (voir carte 1996-2020, données Dreal AURA). Plusieurs membres de l’UMT, dont les deux animateurs du thème, mais aussi et surtout les partenaires UMT des réseaux pastoraux alpins, sont de plus en plus souvent interpellés par des élus, associations d’éleveurs et Chambres d’agriculture nouvellement concernés : « Vous qui avez acquis de l’expérience dans les Alpes, que nous conseillez-vous de faire ? ». Les expériences alpines ont déjà donné lieu à différentes publications (ex. 1, 2, 3 et 4), mais une analyse transversale et systémique des transformations des élevages sur le moyen et long terme reste nécessaire pour les territoires d’élevage prédatés depuis longtemps (voir carte, de 1994 à 2016), avec soin de contextualisation à chaque fois.

Sur les espaces très récemment concernés (voir carte, depuis 2017), la plupart situés en front de colonisation des loups, ceci invite à mener l’analyse des capacités de transformation des élevages, ayant à la fois des organisations et des paysages parfois fort distincts de ceux des Alpes. Il s’agirait en particulier d’interroger la place du pâturage dans les conduites des élevages dont les animaux sont susceptibles de constituer des proies. C’est en soit une vaste question à investiguer. Les actuels Plans Loup et Ours n’envisagent pour l’instant que des études de vulnérabilité à l’échelle des élevages individuels de petits ruminants, et lorsque les éleveurs deviennent légitimes et encouragés à adopter des moyens de protection.

C’est pourquoi, notre objectif pourrait être ici de réaliser avec les partenaires UMT qui le souhaitent une analyse à visée typologique des organisations d’élevage et des paysages pâturés dans les territoires situés dans et hors des Alpes sur des fronts de colonisation des loups. Analyse portée par deux questions liées :

  1. Lorsqu’il devient nécessaire de se protéger contre des loups, quelles sont les transformations envisageables selon les types de systèmes d’élevage et paysages, et avec quels effets probables en matière de viabilité, zootechnique mais aussi économique ?
  2. Plus largement, quelles seraient les conséquences diverses et en cascade de ces transformations pour les autres usagers des territoires et acteurs des filières ?

Cette analyse donnerait une dimension nouvelle et originale en termes de partage d’expériences entre régions plus ou moins déjà expérimentées, mais aussi avec d’autres pays d’Europe de l’ouest. Il s’agirait d’éviter surtout que, au gré de la dynamique de colonisation en cours des départements français, le conseil aux éleveurs ne se limite à nouveau aux seuls aspects techniques de la mise en protection (ex. « mettez un chien, électrifiez vos clôtures »).

Fort du vécu dans les Alpes durant 20 ans et de son schéma de protection transposé de place en place, il s’agirait de proposer des adaptations alternatives et modulables en fonction des différents contextes locaux mieux reconnus.

Références citées sur la page :

(1) Meuret M., Garde, L., Moulin, C.-H., Nozières-Petit, M.-O. and Lescureux N., 2020. Missing shots: Has the possibility of shooting wolves been lacking for 20 years in France's livestock protection measures?”, The Rangeland Journal, 42: 401-413. – Version traduite en français par les auteurs.
 
(2) Marois M. et al., 2021. Élevage ovin : vivre face à la prédation, 6 p.
 
(3) Meuret M., 2019. Grand angle ovin, des loups en France depuis 27 ans : quel bilan en élevage et quelle piste de solution ? Conférence Idele, Paris
 
(4) Réseau Pastoral Auvergne Rhône-Alpes & Cerpam, 2021. Enquête « Mon expérience avec les chiens de protection. »
 
(5) Nozières-Petit M-O., Weller J., Garde L., Meuret M., Moulin C-H., 2017. L’adoption des moyens de protection des troupeaux sur le territoire des Grands Causses permettrait-elle aux systèmes d’élevage ovins de rester viables face à l’arrivée des loups ? Rapport Inra UMR Selmet Montpellier, Montpellier SupAgro, CERPAM Manosque : 144 pages + annexes. (Résumé)
 
(6) Potet B., Moulin C-H. et Meuret M., 2021. Des chiens pour protéger contre les loups des brebis en parcs clôturés : une pratique nouvelle et encore problématique. Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine, Coll. Varia.
 
(7) Nicolas F., Doré A., 2022. Face aux Loups, quels effets sur la santé des éleveurs et bergers ? Synthèse du rapport, INRAE, 40p.